« Va-et-Vient » numéro 9 : « l’impossible solution », par Marlen Sauvage

Pour l’édition de ce Va-et-vient N°9, jeu littéraire qui parait tous les premiers vendredis du mois (la règle du jeu ? un titre imposé, et des invitations réciproques). Ce mois ci, je reçois Marlen Sauvage, qui héberge ma contribution dans : les ateliers du deluge  ; Brigitte Célérier et Dominique Hasselmann permutent entre  Paumée et  Métronomiques  ; Marie-Christine Grimard et Dominique Autrou s’entr’invitent de Promenades en ailleurs à La distance au personnage ; Amélie Gressier et Jean-Yves Beaujean  se reçoivent l’un chez l’autre dans le Desert occidental  et Plume dans la main. Le prochain Va-et-vient (numéro 10) est prévu le vendredi 2 février, le thème choisi est : « d’un redoublement l’autre ». Toutes les participations sont les bienvenues.

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L’impossible solution

Ses pas l’avaient menée jusqu’à la mer. Elle avait traversé la ville depuis son quartier où se multipliaient les immeubles maintenant que les vieux étaient morts et que les parcelles de terrain pouvaient enfin rapporter quelque chose aux héritiers. Tous les jours, tôt le matin, le bruit des travaux l’assaillait dans ses rêves. Il s’incarnait dans des foules hurlantes brandissant des drapeaux, dans des revendications chargées de haine ; un savant fou perçait un crâne à la recherche de la clé des songes ; une ombre géante la poursuivait, claquant une chaîne sur le goudron brûlant. Elle se réveillait en sueur et en colère. Alors ce matin, elle avait cherché le calme dans la marche dès le lever du jour.

Déjà la vie bruissait dans les cours et sur les toits plats où dormaient les familles pour échapper à la chaleur étouffante de la nuit. Une mobylette pétaradait. Elle avait refermé la lourde porte de bois armée de métal, enfoui la clé dans sa poche, levé les yeux vers le ciel laiteux, et avancé sur le trottoir de gauche, moins abîmé qu’en face, évitant tout de même les béances où se tordaient les chevilles. Laissant l’avenue Mohamed Mhalla derrière elle, elle avait emprunté l’avenue du 1er juin 1955 et l’image du « Combattant Suprême » de retour d’exil avait un instant supplanté l’horizon qui s’orangeait imperceptiblement – longeant l’école primaire vide encore des jeux des enfants, se faufilant entre les voitures piquetées de sable parquées sous les arbres, pour entrer chez le boulanger du coin de l’avenue, en ressortir en croquant dans un petit pain léger, doré à point, fermant un bref instant les yeux de plaisir.

Tout à ses pensées, elle avait hâté le pas vers la halle aux poissons, sans même voir le kiosque à jus de fruits ni le café où de vieux messieurs scrutaient la rue et ses passants ; et c’est devant les remparts de la médina qu’elle avait changé de trajet, comme attirée par le vent marin, subitement certaine que la réponse à ses questions se trouvait là, sur l’écume des vagues. Elle avait rejoint le front de mer, déambulant maintenant plus qu’elle ne se pressait le long de la contre-allée, observant au bord de l’eau les vieux Monastiriens venus faire leurs ablutions dans le grand matin.

Ici, la route s’incurve, épousant la courbe de la plage. Une plage de sable beige où selon les marées samoncellent détritus et algues marines. La mer, elle, danse, claire et bleue. A la petite anse en succède une autre, beaucoup plus large, dominée par les grands hôtels internationaux. Elle aperçoit au loin le rocher Mida Seghira d’où plongent chaque jour, de plus de vingt mètres, d’audacieux nageurs. Ses pensées ne dévient pourtant pas de son obsession. Elles tournent en boucle en quête d’une solution raisonnable. À sa gauche, de l’autre côté de l’avenue, le Ribat de pierres blondes oppose sa majestueuse présence à son questionnement. Elle ira jusqu’au bout. Jusqu’au bout de la corniche. Jusqu’au bout de ses ruminations. Elle comptera les palmiers échevelés par les bourrasques pour tenter d’échapper à ce lancinant dilemme qui obstrue son jugement. Elle descendra vers le rivage, le visage au vent du large, les yeux dans les flots, survolée par les oiseaux de mer, égarée dans leurs criaillements. Elle guettera longtemps une réponse dans le mouvement des vagues, dans leur mousse blanche avalée par le sable, dans leur bataille contre les rochers creux. Jusqu’à se rendre à l’évidence. A l’impossible solution.

 

Texte et illustration : Marlen Sauvage

 

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